Scène 1
Au théâtre de la Lanterne
Se joue du Marivaux,
La trilogie sociale.
Là, devant la grille, finissant sa journée
Un colporteur
Vend Le Monde et Le Canard enchaîné les mercredis.
Après la gare,
Où il attend des bureaux la sortie,
Il suit les va-et-vient du théâtre de la Lanterne.
On y joue Marivaux
En se disant qu'on aurait dû le moderniser un peu,
Travestir L'Île des esclaves,
Mettre les gens du Sud dans les pays du Nord,
Et puis tous ceux du Nord dans les pays du Sud,
Oh, juste une soirée,
Pour voir.
[...]
Scène 5
"Oui monsieur le journal, c'est 1,20",
Dit Henriette qui aujourd'hui prend
Un second canard pour le docteur.
"Le docteur, il est gentil avec moi, il discute.
Ah, monsieur Salâh,
Moi, ma maladie c'est la solitude, c'est la solitude ma maladie.
Il n'y a plus rien à voir à la télé,
Aucun film,
Rien de rien.
Comme ça, j'apporte un journal au docteur.
Vous voyez, à vous, je vous amène des clients"
Affirme Henriette qui arrive toujours vers 20h,
Quand ouvre le théâtre et entrent les gens.
"Vous avez déjà parti à l'étranger ? lui demande Salâh.
- Non, moi je ne suis jamais partie de France,
Je suis bien en France, moi.
Pourquoi je partirais, hein,
Oui pourquoi ?"
Scène 6
"Madame, madame, votre monnaie !"
Bondit Henriette sur une autre vieille,
Puis revenue avec ses madeleines,
Elle se campe,
En voyant passer là une dame chinoise
Qu'elle fusille du regard.
"Ah, c'est la bonne femme, dit-elle à Salâh,
La bonne femme
Et elle change d'habits tous les jours !
Ca, il ne faut pas lui causer à celle-là,
Elle travaille pour l'Association,
Aborde les gens dans la rue.
Non, ça ne se fait pas !"
Alors,
Relevant le bout de son nez
Et grimaçant,
Henriette regarde de biais
La bonne femme
Qui d'ailleurs s'éloigne de l'autre côté du trottoir.
Scène 7
"Vous êtes content de votre travail ?"
Demande à Salâh la dame chinoise
Un jour où Henriette n'est pas encore là.
"Vous préférez rester dans le vent, la pluie et le froid ?
Passez donc à l'Association,
Tenez l'adresse, on fera un bilan."
Arrive Henriette
Qui feint tout à fait de ne pas la voir
Et détourne la tête,
Puis, dès que l'autre a tourné les talons
Dit à Salâh :
"Elle vous a dit "vous aimez votre travail, le vent, la pluie, le froid",
Ah oui, le vent, la pluie, le froid,
Taratata !"
Scène 8
Ce soir, le théâtre de la Lanterne
Est endormi.
Très peu de spectateurs
Sur ses chaises devant la scène.
Mais Henriette; au dehors,
Est toute remontée, ça oui :
"J'ai appelé l'Association,
Ca ne se fait pas d'aborder les gens dans la rue comme ça,
De leur dire le vent, la pluie, etc.,
Qu'ils la gardent leur bonne femme !
Elle vous laissera en paix,
Monsieur Salâh.
Je leur ai dit aussi
Qu'elle change d'habits tous les jours, tous les jours,
Non mais,
A-t-on vu ça ?"
[...]