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Pataquès
Pataquès, Comp'Act, 2005, 178 pages.
(publié avec l'aide de l'A.R.A.L.D.)
Tente
Pénétrez dans mon vers, pénétrez dans ma tente,
Et qu'ils soient votre lieu,
Chaque mesure
Un pilier étayant
Notre toile commune.
Mais elle, qu'elle reste aussi corde flottante,
Battant, battant
A chaque souffle du khamsîn,
Et puis recueille pour décor,
Sable rouge ou sable ocre,
Tout ce que le vent fait cheminer en poussière.
Venez, venez ! ma tente est votre abri,
Sa toile
Frémit sur ses poteaux, entrez, entrez,
Voici le thé que je vous offre
- Ah ! que nous aimons t'entendre, fontaine,
Par tout ce vent qui bat tant de sable au dehors.
Tombant de sa hauteur avec ce doux bruit d'eau,
Il fume comme fument les chichas
Et bruit aussi comme elles bruissent,
Quand un fumeur avec sa bouche
Y produit le son du rabâb.
N'hésitez pas, levez un pan de cette toile,
Déjà votre présence illumine mon jour...
Entrez, entrez !
Les verres vous attendent.
Quant à toi, échanson
Qui tantôt m'as versé un tout autre breuvage,
Si tu sais te glisser comme un fennec
Et puis partir au petit jour,
Peut-être tiendras-tu ce soir la corde
De ma tente - mais n'en dis mot !
Entrez, entrez ! abritez-vous dans mon poème.
Marché de Belleville
Sur les marches de Piaf,
Noir pavé,
La poissonnerie fait la rue grasse,
Vont au taf
Hommes et belles qui débarrassent,
Champ de bataille, le vieux marché.
Sous les arches
Assis ou gisants se groupent les
SDF,
Tous ces Noé en marge,
Teint hâlé,
Comme des éclusiers sur leurs biefs.
Aux néons violets,
Un homme se gave des lumières
Du tripot,
Fallacieux feux follets,
Et de bière,
A califourchon sur un capot.
Au-delà des cageots,
Des cahutes,
Aux lueurs inégales,
C'est la rue où, fourmis, crapahute
En tergal
La foule achetant ses oripeaux,
Quand s'érige,
Ile, impossible quête,
Au-dessus des baraques,
Feuillet tremblant sur une estafette,
Une affiche :
Wâq al-Wâq.
Retour à Belleville
Retour de notre escapade en forêt :
A Bell'ville, un ivrogne avec son chien à trois pattes va,
Tant bien que mal claudicant chemine et
Toute la vie n'est
Qu'un vieux chien à trois pattes, sa laisse tirant sur le bras
De quelque aviné.
Un' fois dans l'appart',
Les voisins (la femme boit) bizarr'ment ne s'engueulent pas,
Il ne viendra plus miauler les jours de poulet sur mon seuil :
Aujourd'hui c'est deuil
Car la mort, en jouant à son jeu de cartes,
A tiré celle de Piou-Piou le chat.
Tandis que monte l'odeur de poutargue,
On mat' les bateaux
Du trottoir d'en face où se sont garées deux ou trois bagnoles,
Et si jamais dimanche il faisait beau,
Qu'on s'dit en s'versant un verre de gnôle,
On irait bien voir la mer à la côte flanquer sa hargne.
Un mec
Jour de biture au carrefour, près du marché aux voleurs, hurle
un mec qui bloque quatre voies.
Jour de bitume, il pète les plombs et sa voiture, ben y refuse de
la bouger, qui est en double file. Les conducteurs derrière, il
les engueule. Ca s'enguirlande à haute voix.
Jour de ribote, le nez en pointe, rouge bien vif, v'là qu'il s'énerve
au carrefour et y'en a, y'en a sur toute la rue des bagnoles qui
klax, qui klax, et qui klaxonnent.
Quatre voies sont bloquées, mais non, non, non ma caisse, je la
bougerai pas de là. Je reste et vous emmerde.
Et même il a croisé les bras.
Pouët pouët, pouët pouët, et de nouveau, l'autre énergu,
énergumène, s'énerguménise et s'énerve. Jour de bavure, à
chaque klaxon il a les nerfs.
Mais son tomb'reau qui fait hiatus ne bougera pas d'un iota.
La rue
Se haussent dans la rue
Le grillage d'un terrain de sport
Fait à l'américaine
Et, en U,
Sous des vitrages multicolores,
Deux bâtiments en chaînes.
Des poutres de bois et de métal
Etayent les bâtis
Que perfore
D'un jet soudain bondie
Une balle
Ouvrant la partie des matamores.
Au terrain, le torse des gars luit
Sous l'effort,
Un immeuble muré s'est fait cendres,
Un autre se construit
Pour à d'autres se vendre,
Ici on perd au jeu du plus fort.
Belleville au parc
Belleville au parc,
La lumière fait les ombres exactes
Lorsque chaque promeneur vu d'en haut
Agite sur le sol un pantin noir
Dédoublant ses gestes.
Au bistrot perché,
Un percolateur
Dans l'ombre crachote.
Pyramide jaune et violette, sonnent,
Là, sous le soleil chaud toutes les chopes.
En terrasse, au dessus de moi les arbres
Bougent, secouent, distillent la lumière
Goutte à goutte, oh que ne puis-je comme eux,
Bâillant sur le ciel,
Attraper le vent par chaque rameau.
Un peu d'été
Un violon attaque,
L'été sort des fenêtres très haut
Et sa lumière crisse.
Couteaux, fourchettes claquent.
La radio,
Des voix comme des avions vrombissent.
Au muret,
Dans l'air sec,
Gît, d'urine, une odeur,
Colle l'asphalte aux pieds,
En plein bec,
On sent s'acheminer ses vapeurs.
Mais le drap fait frou-frou
Quand l'été s'installe à la maison,
Derme suave,
L'avant-bras plié sous le menton,
Et la peau a le goût
Des goyaves.
Nocturne
Tes mots sonnent,
Air libre de la nuit,
Sur le haricot du boulevard
Sans personne
Vers, taxi,
Un vent qui nous conduit au hasard.
Tes syllabes,
Sucre cristallisé tout autour,
Miel dedans,
Sont des beignets arabes
Où virevoltant la langue court,
Où s'enfoncent les dents.
J'aime, la nuit qui gît,
Les piquets du marché
Seuls debout,
D'une toile harnachés,
Entendre éclore tes mots vigies
Quand cette toile au gré du vent joue.
Sur les pas de l'enfant
Un jour m'en fus,
Sur les pas de l'enfant
Qui s'ennuyait,
Là, sur le seuil de la grande maison.
"Hakawatiya, viens donc avec moi,
Allons à travers champs
Pour voir la lune jouer sur le plateau de sable."
Je repris ma canne, nomade,
De village en village,
Moi la récitante,
Qui vivais partout de mes contes.
Joueuse, la gosse s'ennuyait ferme,
Faut croire,
Qui m'emmena à travers champs.
Passâmes, par-delà la terre
D'Abu Hamdi et ses chameaux.
Dans un champ formant groupe,
Quelques fermiers avec leurs ânes
Autour d'un thé.
Réchaud à gaz,
Près de sa flamme bleue,
Laissâmes là la troupe,
Dans le jour qui partait.
Sur le chemin de terre,
Digue près du canal,
Des branches nous frôlèrent,
Bruit d'eau des rigoles, palmiers,
Passâmes.
Chemin de terre
Mêlé de sable,
Dans le jour en déclin,
Le foulèrent nos pieds, ma canne.
L'enfant m'entretenait
De je ne sais plus quoi, sous son quartier de lune.
Passâmes à grands pas,
Comme l'enfant courait,
Dépassant toutes les maisons
Jusqu'au plateau de dunes
Nommé "montagne", un désert nu.
Et ainsi quittant le village,
Sur les pas de l'enfant,
M'en fus.
Le wagon magique
... Sous la toile apparut d'abord
- La nuit est un soleil -
L'éblouissement d'une lanterne suspendue,
Lumière en plein visage,
Et là flottant tout un encombrement de lignes,
Bois, toiles et chiffons,
Des châssis se croisant,
Puis, porte entrouverte, un wagon
Où l'enfant attendait.
Wagon ouvert, wagon magique,
A l'intérieur bougeait une chaude lumière,
Couleur chandelle.
Devant toutes les vitres closes
S'illuminait, tremblant, un paysage
A la bougie.
Comme fait la métaphore dans le poème,
Nous ouvrait tout un pan de rêve
Chaque tableau posé contre chaque fenêtre.
Garçon ! Le feu s'éteint !
Fais-moi rougir quelques charbons,
Ranime ma chicha qui tousse.
Ah ! voici deux morceaux couleur de braise
Pour aviver le cône.
Pose-les donc, tandis que je tire à l'embout.
Les autres... laisse-les sur la coupelle,
Que le tabac
N'aille pas trop se consumant.
Oui, un tableau offrait des palmiers, des lampions,
Un autre le désert,
Celui-là un champ d'oliviers, feuilles d'argent,
Puis une paysanne,
Tant de linge dans sa bassine
Torsadé comme autant d'anguilles,
Enfin, sous son bât vert,
Un âne,
Décanillant dans la rousseur du soir.
Devant chaque tableau
Dansaient
Contre la tôle du wagon couleur de rouille,
En se déhanchant les chandelles.
Quelques outils dépassaient aussi d'un panier,
Là suspendu,
Au-dessus d'un sol au ton sable brun.
A gauche s'enfonçait une paillasse.
Mais qui pouvait être l'homme à ma droite ?
Bière
La bière est blonde ou brune
Et joue,
Passage de la Pérégrine, au Balthazar,
Quand elle dégringole, rousse,
Mousse dans la rigole à bière
Sur le comptoir.
Au robinet pression,
Le barman rince d'eau les verres
Puis sert dans la chope inclinée
La bière
Aux hommes blonds et bruns
Des tabourets.
La main sur la manette,
Il dévoile un bras nu,
Poils roux
Et courbes,
Quand, là, il fait descendre la Guinness,
Ici la blanche au goût pointu.
Amertume
J'aime, j'aime les choses amères,
Bière, endive et chocolat.
Notre histoire est une Avèze,
Jaune clair,
Tourbillonnant sur vos lèvres
Une fleur des bois
Si sauvage,
Son amertume nous empoisonne,
Croyez-moi.
J'aime, j'aime les choses amères,
Ah... mais vous partez déjà.
Vous êtes semblable à la mendiante
Qui m'a poussée un matin,
Si violente,
Contre un pare-chocs.
Vos mots sont du chicotin,
Lâchés là.
J'ai beau passer par ailleurs,
L'air de rien,
Votre ironie me tourmente.
J'aime, j'aime les choses amères,
Ah... mais vous partez déjà.
J'ai marché triste vers l'abri-bus.
Un type est venu se coller contre moi.
Je mâchouillais votre rire,
Un café n'a pas plus d'amertume
A vrai dire.
Comme je me tenais coite,
Le gus s'est mis à me dire :
"Si tu te crois belle en plus !"
Et que répondre à cela ?
J'aime, j'aime les choses amères,
Ah.... mais vous partez déjà.
Salâh et la petite dame
Scène 1
Au théâtre de la Lanterne
Se joue du Marivaux,
La trilogie sociale.
Là, devant la grille, finissant sa journée
Un colporteur
Vend Le Monde et Le Canard enchaîné les mercredis.
Après la gare,
Où il attend des bureaux la sortie,
Il suit les va-et-vient du théâtre de la Lanterne.
On y joue Marivaux
En se disant qu'on aurait dû le moderniser un peu,
Travestir L'Île des esclaves,
Mettre les gens du Sud dans les pays du Nord,
Et puis tous ceux du Nord dans les pays du Sud,
Oh, juste une soirée,
Pour voir.
[...]
Scène 5
"Oui monsieur le journal, c'est 1,20",
Dit Henriette qui aujourd'hui prend
Un second canard pour le docteur.
"Le docteur, il est gentil avec moi, il discute.
Ah, monsieur Salâh,
Moi, ma maladie c'est la solitude, c'est la solitude ma maladie.
Il n'y a plus rien à voir à la télé,
Aucun film,
Rien de rien.
Comme ça, j'apporte un journal au docteur.
Vous voyez, à vous, je vous amène des clients"
Affirme Henriette qui arrive toujours vers 20h,
Quand ouvre le théâtre et entrent les gens.
"Vous avez déjà parti à l'étranger ? lui demande Salâh.
- Non, moi je ne suis jamais partie de France,
Je suis bien en France, moi.
Pourquoi je partirais, hein,
Oui pourquoi ?"
Scène 6
"Madame, madame, votre monnaie !"
Bondit Henriette sur une autre vieille,
Puis revenue avec ses madeleines,
Elle se campe,
En voyant passer là une dame chinoise
Qu'elle fusille du regard.
"Ah, c'est la bonne femme, dit-elle à Salâh,
La bonne femme
Et elle change d'habits tous les jours !
Ca, il ne faut pas lui causer à celle-là,
Elle travaille pour l'Association,
Aborde les gens dans la rue.
Non, ça ne se fait pas !"
Alors,
Relevant le bout de son nez
Et grimaçant,
Henriette regarde de biais
La bonne femme
Qui d'ailleurs s'éloigne de l'autre côté du trottoir.
Scène 7
"Vous êtes content de votre travail ?"
Demande à Salâh la dame chinoise
Un jour où Henriette n'est pas encore là.
"Vous préférez rester dans le vent, la pluie et le froid ?
Passez donc à l'Association,
Tenez l'adresse, on fera un bilan."
Arrive Henriette
Qui feint tout à fait de ne pas la voir
Et détourne la tête,
Puis, dès que l'autre a tourné les talons
Dit à Salâh :
"Elle vous a dit "vous aimez votre travail, le vent, la pluie, le froid",
Ah oui, le vent, la pluie, le froid,
Taratata !"
Scène 8
Ce soir, le théâtre de la Lanterne
Est endormi.
Très peu de spectateurs
Sur ses chaises devant la scène.
Mais Henriette; au dehors,
Est toute remontée, ça oui :
"J'ai appelé l'Association,
Ca ne se fait pas d'aborder les gens dans la rue comme ça,
De leur dire le vent, la pluie, etc.,
Qu'ils la gardent leur bonne femme !
Elle vous laissera en paix,
Monsieur Salâh.
Je leur ai dit aussi
Qu'elle change d'habits tous les jours, tous les jours,
Non mais,
A-t-on vu ça ?"
[...]
Chant du mourchid
Moi, le guide, le mourchid,
Par ici,
J'ai tout vu.
J'ai fait le tour des touristes,
Désirant tout voir,
Ne désirant rien,
Touristes de bonne
Ou de très mauvaise qualité.
Le dingo coursant les poules près du cimetière,
Une blonde
En quête de reins d'enfant,
L'homme qui me pousse
Du haut d'un rempart
Pour jouir du jeu de la gravité.
Ceux qui cherchent à
Baiser sans capote,
Acheter des drogues,
Blanchir de l'argent,
Je ne sais.
Il y a les touristes qui fuient
Et ceux que je sème,
Mais moi, le mourchid,
Enfant du bitume,
Avec mes histoires
Sur la ville,
Pour illuminer les autres,
Chandelle, je me consume.
Panier
Ce petit resto
En hauteur
Fait comme une mezzanine
D'où je vois,
Au balcon du haut juchée
Sur le building en béton d'en face,
Une femme,
Se faisant à elle-même livraison
Par système D :
Suspendu à une corde
Qu'elle tend d'un geste mécanique,
Son petit panier,
Hérité des traditions
Descend la monnaie au vendeur, puis,
Hissé jusqu'à l'étage remonte,
Après quelques mouvements de bras,
Plastique parmi les joncs,
Trois sodas.
Idiome
Ici on ne dit pas "tu n'es pas en sucre",
Mais "es-tu en biscuit ?", qui t'effrites,
Car, en ce pays
Où il ne pleut pas,
Le sucre est aussi dur que la pierre.
Moi, je ne sais pas,
Là en face,
Si je suis en sucre, ou en biscuit,
Qui m'effrite,
Ou peut-être en neige,
Sous ces soleils gris.
Fragments
Ton visage, je le vois par vues
Successives,
Par fragments,
Lèvres, dents,
Sans arriver à suivre
Le plan d'ensemble, là par-dessus.
Cela tangue
Trop, tes lèvres
Sont une mer qui couvre et découvre
Ses rochers, les balaye
De violet quand ta langue
Sur tes dents se tord, faisant la houle.
Au km 90
Bloc à bloc défile le désert,
Sable, pierres.
La nuit est tombée.
Je m'étends,
A l'aise dans la voiture
Que conduit Jérôme.
Au kilomètre 90,
Devant moi
Soudains moulinets
Du chauffeur.
Un microbus chargé nous dépasse,
Qui nous touche ?
On ne voit plus rien
Que les bras tordus
De Jérôme.
J'attends un fracas,
Et sans respirer,
Hurlant seulement "non" dans ma tête.
Non, pas comme ça,
Pas ici,
Contre des bagnoles à 120,
De l'autre côté,
Ou contre les blocs :
On allait trop vite ?
Si c'est ça
Au lieu du fracas attendu
Et du corps brûlant, déchiré, fissures,
Comme un choc amorti,
Puis silence. Aucune sensation de douleur.
Je ne vois rien, touche mes membres pour comprendre
Qu'ils ne sentent plus, par paralysie
Mais non, j'arrive à ouvrir la portière
Et sors.
Quatre silhouettes émergent aussi de ce brouillard
Dans une lueur jaune.
Après cet accident à cent vingt, sans ceintures,
Quatre silhouettes : donc ce sont des âmes.
Au Paradis montée,
Aucune sensation corporelle, je flotte.
A mes pieds, se déplace le nuage,
Par saccades, par volutes. J'attends :
Verdure, l'apparition des palmes et des ruisseaux,
Tous les habitants en toges y chantant sur leurs lyres.
Mais au Paradis ne surgit sous le nuage
Que du sable très laid,
Des rais de lumière, un ciel noir.
Ce n'est pas du tout ce que je croyais.
Je pense "alors, bon, si c'est ça",
Moi qui ne sens plus mon corps en ataraxie.
Dans mon dos, j'aperçois
Vingt personnes en toge dans la lumière.
Ca bouge les bras et ça crie,
Je n'y comprends que dalle.
Il faut apprendre une autre langue
Pour rejoindre le Paradis ?
Sortis de leur véhicule, en gallabiyas,
Dans les phares du microbus les passagers inquiets
S'enquièrent dans leur dialecte : "ça va ?"
Notre voiture sur sa jante
A su s'échouer en tourbillon arrière dans le sable,
A quelques pas des rocs.
Alors là, au beau milieu du désert,
Voyant la nuit et la lueur des phares,
Je sens soudain la douleur me fendre le dos,
Déchirer le thorax, envahir les poumons.
Dégringolée du Paradis,
Je suffoque sous le ciel noir.
Homme-échasses
Je suis
Où je suis étrangère.
Devant la porte des conquêtes,
Un homme-échasses
Se promène à quatre mètres du sol
Sur deux piquets,
Pour fixer un velum en haut,
Aux montants du café.
Derrière,
Soutenant les remparts,
La porte aux vantaux à gros clous
Que le soleil rasant allume vers cinq heures.
Ballet étrange
A mes yeux d'étrangère,
Arrière-fond, tours et remparts,
J'observe,
Apparemment tranquille,
Cette danse aérienne sans filet,
En lieu portant label
De "belle ville".
Téléphone
Téléphone,
Passant de câble en câble
Tu me touches
Dans un charivari, ces syllabes
De ta voix qui chantonne
Y font mouche.
Sons et blancs s'entremêlent
Quand grésille
Un sonore moucharabieh,
Chaque souffle comme un bout de ciel,
Chaque crissement comme une grille
Où je suis aux aguets.
Je ne sais
Comment de ligne en ligne m'accrochent,
Là, tes mots qui s'empilent,
Ni comment, billes bouleversées,
Ils m'atteignent sans louper le coche,
En plein mille.
Noces à la campagne
Quelques temps après, c'est, chez notre hôte, le mariage
Du second fils sorti tout juste du service militaire en trois ans.
Invitations à trois villages, lancées de bouche en bouche.
A travers champs, nous rencontrons de jeunes paysans qui nous
demandent où est la maison de la noce.
Nous la connaissons déjà,
Mais aujourd'hui, la palmeraie est noire de monde,
Premier soir de fête au seul époux dédié,
L'épouse n'arrivera que demain qui, ce soir, festoie chez elle
(Demain soir à nouveau se fera la jonction des villages).
Nous arrivons au terrain, avec d'abord les rangs des femmes,
mangeant, assises à terre,
Puis au-delà les cercles d'hommes, aussi mangeant, qui fument,
Et devant eux une scène
Où se tient une grosse chanteuse, nommée Fraise, avec des
musiciens.
Des enfants courent entre tous les groupes comme des fous,
Ce soir c'est la fête avec chants populaires,
Et quand la chanteuse se repose
Quelques hommes entament la danse du bâton, près de la scène,
Devant la gent féminine, et peut-être en est-il qui dansent pour
une femme, sait-on ?
Nous, montons sur la grande terrasse,
Au-dessus de la chambre pour les futurs époux déjà prête,
repeinte en vert,
Avec foison de meubles neufs, armoire, guéridon, lit, bassine et
broc,
Dont les homologues, reliquats d'une autre époque, se tiennent,
poussiéreux et avachis, dans la chambre des parents.
De la terrasse, nous contemplons la noce au calme avec ses
silhouettes de palmiers qui ballent,
Assis à hauteur des fruits,
Des dattes tombées sur les branchages près de nos chaussures,
Tous deux devenus des proies parfaites,
Dans le contre-jour des lumières et des guirlandes,
Pour quelques satanés moustiques mordant comme des chats.
Ceux d'ici
... Le vieux marchand
Reste toujours
Dans la niche de pierre
Que forme son échoppe,
Bordant le palais médiéval.
Dedans aussi,
Pendent les tuyaux des chichas
D'occase
Que passent acheter par là
Des gens de toutes nationalités,
De riches Arabes des émirats,
Quelques touristes,
Des paysans du haut pays.
Pourtant,
De la niche de pierre,
Parfois, sort un vieux rêve,
Oui, prendre femme.
Le vieux marchand, l'homme qui l'aide,
Tous deux y pensent.
L'aide, plus jeune
Et déjà divorcé,
Voudrait
Que le marchand lui prête
Assez pour son remariage.
Mais le marchand,
Plus vieux, plus riche,
Pour son prestige à lui se doit
D'épouser avant l'autre.
Comme il ne trouve pas,
Ou bien ne trouve plus,
Ou ne veut pas vraiment,
De négociation en négociation
Ils en discutent
Et rediscutent,
Puis se disputent,
Le vieux marchand dans sa niche de pierre,
L'aide installé en face,
Assis
Sur le capot d'une voiture,
Dans sa gallabiya flottant
Comme un esprit.
Caisses
La Cité Victorieuse est une partition pour flûtes
Quand résonnent ensemble toutes les voix des muezzins,
Surtout près du fleuve où l'eau les renvoie.
A grosses caisses,
Cymbales,
La Cité Victorieuse devient un concert moderne
Avec toutes ses voies aériennes,
Ses passerelles,
Où parfois une voiture mal embarquée
Fait pataquès.
D'en haut, on voit les toits :
Circulant devant les fenêtres des étages,
On fait coucou aux ménagères
En train de poser le linge sur les séchoirs.
C'est guitare électrique aux gros moteurs qui ronflent ;
Les taxis pétaradent,
Quelques scooters aussi.
Mais quand sonnent les klaxons, pouët, pouët, pouët,
Indispensables,
Qui seuls conduisent
Au sein du trafic immobile,
La Cité Victorieuse joue surtout trompette :
Plus besoin de remparts,
On a là l'enceinte sonore de la ville.
Veillée
Enfoncez-vous dans la nuit, notre nuit citadine.
A la fête commune de l'égal, venez donc !
Ceux que les occupations du jour différenciaient,
Au Balthazar se mêlent autour des mêmes bières
Pour ces quelques heures
Sous les lanternes qui frappent
Près du zinc éblouissant comme un miroir.
Ampleur des arbres au boulevard :
Ils font de grands espaces d'obscurité
Où disparaissent les réverbères,
Echevelée, la nuit citadine y repeigne ses mèches,
Mais à droite et à gauche, sur les trottoirs,
Bouteilles brisées de bière blonde,
Les lumières vives des cafés éclatent.
Bienvenue aux soirs de Belleville,
Rue des Panoyaux,
Où au-delà du passage Monplaisir,
De chaque café aux tables basses
S'échappent les longues conversations du samar.
Sous ses étoiles comme des spots,
La nuit diverse y prodigue son très bel apprentissage.
Par groupes ou grappes,
Derrière les arbres, en coulisses,
Cheminent les gens, masse disjointe.
Là où s'éternisent quelques cageots du marché,
A l'oblique, les estrades bleues et rouges
Attendent le ramassage et cette nuit sont le théâtre
Où tournoyante va se poser la Cité Victorieuse.
Dans la nuit citadine le Balthazar devient un Zeitouna,
L'offrande de nuit s'y fait plus tôt,
Et, comme la mousse chassée de la chope,
Se vide la Méditerranée ;
Ses deux rives s'accolent. Voyez donc leur frontière dans l'air
estival
Devenir aussi ténue que l'espace entre les cils bordant votre
paupière !
Enfoncez-vous, là avec moi dans la nuit où le samar s'achève.