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Les Hurlus
Les Hurlus, Le Corridor bleu, 2023
(avec le soutien de la maison Jules-Roy à Vézelay et du Conseil général de l'Yonne)
Venue
Sur le grand quai des au revoir,
L'invétérée romantique est venue,
Le chapeau cerise buissonneux, son regard déposer, romanesque.
Pas loin de sa famille soudain le jeune homme l'aperçoit en creux.
Elle venait juste cela savoir
Qui n'avait pas été vécu :
Le presque.
Vérifier dans ses yeux
Alors que les mots dits étaient paroles ornementales, timides, inessentielles si l'on veut,
De l'iris saisir pointe déjà rouge le bourgeon, le vif.
Malgré les circonstances défavorables, catastrophique l'horizon,
Cet échange elle voulait, entendu entre eux,
Ce transitif :
Nous nous plaisons,
Nous sommes plu,
Et eussions pu.
Balancier
Faut-il la longue aiguille pousser « ho hisse ! »
– Par son corps s'engager dans le mécanisme de l'Histoire –
Ou se foutre en Suisse
En une seconde
Pour autant qu'on ait le choix sur ses déboires,
Petit grain perdu dans – construction, destruction – l'éternel balancier du monde
Vies possibles de Gabriel 1
Nuages en ligne,
En équerre,
Le bon Dieu s'amuse à damer le ciel
Et moi je suis là,
Parmi les explosions d'obus,
Dans un paysage sans logique, sans repère,
Gabriel.
La geste
Allons-y franco :
On bombarde
Les prophètes vétéro-
Broum ! testamentaires,
Les qui nous – apôtres – barbent,
La gueule cassant aux anges.
Allons-y gaiement dans les torgnoles :
Les saints en bas-relief ça vous démange ?
Trouons les mandorles.
Plac ! Une rouste pour les diablotins sortant des chaudières,
Détruisons les dais
Et la pâtée flanquons aux géants
Puis fracassons les pilastres, pan !
La méga bagarre, que tout se mélange, schlouf, pièces à terre
– Sous la nef ça barde un tantinet –,
Frises,
Statues la cathédrale une trempée elles prennent nom de Dieu,
A Reims où imitant le bouillonnement d'Enfer
La toiture en flammes s'engouffre – son plomb fondu la brise –
Dans la gueule des gargouilles recrachant le feu.
Magistral,
Le génie technique du XXe siècle occidental.
Bousillées en quelques heures des décennies de travail :
Braille
Une bouille (le monstre) arrachée en contreval.
Lettre
Te rappelles-tu – on le lisait près des vignes –
Ce livre,
Ambiance familiale lourde :
Les gens aux mêmes murs toujours se heurtent, des haines ancestrales nervis.
C'est fou,
On dirait des mouches contre une vitre qui se bignent.
Ah, comme cela m'érafle à présent !
C'est pourtant simple d'ouvrir la fenêtre
Ou bien la lourde,
Eh bien non vlan !
A se prendre le chou
Au lieu de vivre,
Au lieu d'être,
Tout ce temps qu'on perd dans certaines vies.
Captif
Défenseur de Maubeuge en vain,
Le général
V.,
Il voudrait dans le ciel comme son initiale, comme un oiseau, voler,
Mais non : forteresse en reddition qu’ont fracassée 305 et 420.
Il peste, l’animal,
Et puis s'esclaffe,
La promotion légionhonoresque d’autres apprenant, un peu acerbe,
Par journaux caviardés, moineau sur la miette duquel un pigeon accourt,
Elle lui échappe et paf,
Captif, dans la, vers Magdebourg,
M…
A un cachot il est promu :
On s’amuse, cela l’irrite, à lui piquer lorgnon et bretelles en outre,
La belle mue,
Dépenaillé, grotesque.
Son salut (les talons pas bien serrés), rien à, face aux autorités tudesques,
F…
La guerre, malheur aux prisonniers, ce n’est que pour les combattants qu’elle vaille !
Un faucon aux vervelles,
X,
Le captif inconnu : il souffre plus, enfermement dans sa cellule fixe,
Plein la cervelle,
Que le tué au champ de bataille.
Vies possibles de Gabriel 4
Théophile est plus vieux, de la classe pas-de-bol :
Les années au service
Il s'est tapé
Et puis vlan, le gros lot,
La guerre ensuite direct qui éclate.
« Ah, la belle jeunesse !
Quelle déveine,
Il proteste, mettant ses moufles :
J’ai pas chopé les bonnes cartes,
La vingtaine aux ordres et aux travaux,
Aux corvées nationales. »
Lebe wohl
les Germains à tuer toujours si l'on fait le compte
ça piétine enclos le temps expire
longuement V. traduit untel encore
le mou quelle honte d'un journal allemand sur les combats
bourré on leur a les lignes constate le général qui l'inaction affronte
le trait noir cela représente une forêt à son roc la Lorelei
de la censure comment dans ces hêtres tortus
sur ta carte en bataille te lire le malheur
est passé vois-tu sur ces branches tu le devines
Macke dès 14 aux Hurlus
son bleu tombe aussi le coup de pinceau
effondré un espoir on le racle qui donc l'eût cru
ses rouges peintre de la vie les tirs
intenses l'ont eu allemand adieu
et nos jeunes que ne puis-je mais enfin
là-bas me battre à cette heure faire quelque chose
estourbis mes cousins quels visages
tout peinturlurés de sang auprès d'eux quand ils meurent
Vies possibles de Gabriel 5
Et moi donc, Gabriel,
Vais-je survivre à cette guerre ?
Déjouer les gaz, les shrapnels, les balles, les poux, les pneumonies, les dysenteries, les rats ?
Serai-je de ceux un képi bleu sur la tête – la victoire –
Flonflons pour un jour d'armistice,
Derrière moi les enfants le défilé suivront,
Si contents de cette fête patriotique,
Ou bien de ceux pour lesquels la sonnerie aux morts on jouera ?
Il y a toutes ces lignes ondulées,
Ces nuages libres, eux,
Ils ont un espace inimaginable dessus, dessous, en biais,
Quand nous, nous devons suivre le cheminement prévu,
Orthogonal,
A la dépatouille dans un labyrinthe mixant barbelés, mines, restes de grenades.
Ces sillons, les nuages dans le ciel,
Si fins ce soir on dirait des griffures,
Comme si les doigts des cadavres
Avaient raclé le ciel dans un dernier râle.
Ir-réalités
Rendormi au petit matin,
Le dormeur un rêve fait très complexe :
Irrationnel et diableries.
Puis dans sa vie simple se réveille soudain, perplexe :
Telle voile, le rideau blanc sur la fenêtre entrouverte, plein soleil, par la brise pris,
L’odeur dans le matin si proche de l’océan… Ouf ! N’était tout cela que rêve, crétin,
D’un embrouillé, et rit.
Aujourd’hui, non, je me réveille, mais c’est bien le vrai ce songe rude :
Ordres contrordres militaires,
Quoi qu’il advienne on se bat.
Intrications politiques, l’incertitude.
Ton comminatoire : réorganisation de ce pas.
Un cauchemar pour milieu de nuit (la guerre),
Celui où quoi que l’on fasse d’un seul centimètre on n’avance pas.
L'orchestration
Quel ennui s'ils ne bougeaient plus !
J'attendais au moins ça de la guerre, voir l'azur, comme soufflés d'une flûte ces nuages qui contemplent l'inanité humaine et s'en vont.
Assis à l'étude dans des pièces parfois
Sans vue,
J'avais presque omis ce nécessaire : les éléments, leurs variables, leur jeu symphonique en accompagnement des heures
Et la campagne là
Ouverte, par une fenêtre
Les grands cieux, tout ce que cela requiert : rosée, lente évaporation et calme, si ce n'était qui tambourine un étrange bruit de fond,
L'orchestration douleur :
Des hommes au loin se battent pour conquérir vingt centimètres.
Goupille
où ont-ils donc disparu dans quelle vie tous ces tableaux
que j’aimais tant le grand tilleul les rameaux sa chevelure
ils bougent vivaces dans le vent on croirait à l’allure
les tentacules l’anémone dans marine de l’eau
et la vue nocturne un nuage furtif éventail presque
triangulaire qui se promène
infernale fresque champ de mines champ de barbelés
les ongles blêmes les brodequins sur le n’importe quoi
tapent gourde perdue vareuse enfouie rebords en miettes
dans cette angoisse pure couleur terre le minutage
d’une goupille qui vous happe mais quel poids pèse encore
la culture
Choc
Avec un vieil oncle de la ville revenue,
Elle ne voit plus la ferme :
Cette fumée sur le village au loin, qu'est-ce ?
Hélianthe qui se fane, la ligne – le front – a basculé à terme ?
Angoisse, les derniers dix kilomètres,
Et son mari sur place où ?
Aura-t-il pu se mettre à l'abri?
Avant de le voir brusque débouler avec d'autres
Sur la route,
Dans une agitation soudaine,
Leurs bras bougeant, ombellifères sous le vent en bord de chemin,
Vivants de vie et debout,
Lumineux dans leurs chemises sales.
« Stop !
Ne continuez pas par ici ça fuse encore les balles !
J'avais si peur que tu sois déjà au village, ma chère,
Enfin à ce qui en reste – une jonchée – les charpentes à nu
Et les poutres,
De l'épeautre.
Sinon, faudra t'habituer au changement de déco express :
La maison est un cratère. »
Options
Dans les tranchées perdu il se sera, tiens !
Errant sur les coteaux, métronome affolé, courant à l'envers.
Par instinct, un soldat ennemi
De son bourgeron il aura dégarni, filant le sien :
C'est la raison pour laquelle on a sur un corps pris par la France déniché ses affaires.
Un obus ayant atterri sur sa trogne,
Dans une fosse lunaire, amnésique, il aura paumé le nord,
Quelque part se sera évanoui
– Une fermière le ramenant chez elle par ses pognes –,
Héros pour un conte inédit où l'on se gave de pain d'épices, de lait, d'alcool fort.
A quelque camarade il aura, c'est clair,
Voulu en aide venir, l'allant voir moribond au champ d'honneur,
S'y sera trouvé enseveli ;
Une dalle faisant, providentielle, une poche d'air,
Tel un ours il aura hiberné un mois avant qu'on l'en déterre et même par erreur.
Ayant approché trop près de la ligne, ivre,
Il sera, c’est fatal, tombé amoureux d'une infirmière blonde,
Une jeune Allemande pardi ;
Voulant comme un de ses oncles des amours secrètes vivre
Il se sera caché et nous reviendra ulysséen tantôt de l'autre bout du monde.
Récup'
Sur le fer forgé Edgar Brandt,
Lanterne façon Art Déco,
Ramadier soigneusement plante,
Tombés en miettes, les vitraux.
C'est de Soissons la cathédrale,
Bien profanée par l'ennemi,
Que dans l'octaèdre serties
Les ailes papillon s'étalent.