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Les Equinoxiales
Les Equinoxiales, Le Corridor bleu, 2014, 112 pages
(publié avec l'aide conjointe de la Maison de la poésie de Rennes et du CNL)
La Planche
Faire la planche
Sur une plage de Zushi
– Le Pacifique fond de baie est plan,
Les estivants aoûtiens repartis,
On entend crisser les cigales au bosquet de pins,
Seule une troupe de gosses s'affaire,
Piquets et seaux.
Faire la planche, c'est
Danser entre terre et ciel,
Voir s'effilocher un nuage,
Tournoyer cinq oiseaux lesquels ?
En groupes, 2 et 3,
Balançant en une valse irréelle
Loin là-haut on dirait des cerfs-volants.
Faire la planche
Ou se régler très exactement sur les pulsations du lieu,
Se laisser prendre par la plus infime vaguelette,
Bras en croix, étreindre la brise,
Vers le fond sablonneux émettre son ombre physique
À travers laquelle filent des alevins
– Peut-être une microscopique méduse : il y a eu un contact piquant.
Faire la planche, c'est glisser dans ces dix quinze vingt centimètres d'eau très chaude sous la surface,
Devenir l'onde
Ou le varech,
Infiniment s'étendre,
S'infiniment détendre,
Jouir du flux, du reflux,
Juste oreille-de-mer
En totale symbiose avec les contractions du monde.
Desfilsimmenses.terre
Des fils immenses aboutissent chez moi,
Tentacules ces poulpes géants qui caftent
Sur terre, sous terre,
Dans les mers
Quels milliers de kilomètres ont-ils parcourus ?
Arachnides ou bien vers à soie
Avec quels satellites là-haut, mûriers, entretiennent-ils
Leur petite causerie bombyx ?
Des fils immenses aboutissent chez tous,
Émargeant l'horizon leur appel de phares,
Projecteurs sur un ciel éclairant les étoiles
– Tout un monde à la renverse –
Par fibres optiques
Pendus chez vous leurs snapshots.
Des fils immenses aboutissent chez ceux
Qui avec d'autres taillent le bout de gras,
Qui consultent l'encyclopédie de d'Alembert,
Qui se matent Orphée de Cocteau,
Qui demandent "que faire quand on s'ennuie ?" (65000 résultats),
Qui bigophonent au hasard à l'autre bout d'une péninsule,
Doigt féerique
Réveillant trois primates à eux semblables,
Omnipotence, technologie,
Bottes de sept lieues point mais l'index d'ubiquité sonore.
Des fils immenses les océans enjambent
Pour alimenter vidéo les caméras (en direct)
Ils déploient, minuscules, leurs radicelles :
État de la neige à Tignes
Ou à Nozawa Onsen.
Sans moufter des fils immenses chez moi s'enracinent,
Trimballant, délicieuse sève, leur cascade phrases,
Les micros-trottoirs,
Cet exact crachat,
Radio en ligne locutions des natifs,
Leurs bouches à l'envi coudant les vocables.
Des fils immenses ma baraque enveloppent,
Ce cocon
Où, soleil matinal sur les tatamis,
Une théorie de poètes lointains procède,
Ondes pour le crawl, nageurs fantomatiques,
Grands bavasseurs ou oursins
À toute une fratrie en exil parlant boutique,
Lui offrant, roborative, sentinelle,
La tasse poésie du matin.
Nonchaloir
En toutes circonstances,
Tels les Tokyoïtes dans le métro,
À atteindre cela il faudrait sans doute arriver :
Ad libitum
S'abstraire.
Fermer les yeux,
Tout à la contemplation de sa pensée
Ou bien de son néant,
Tout à l'admiration : ces couleurs qui se dessinent sous les paupières
– Bleu violent, souvent orange, jaune parfois
(Persistance rétinienne) –,
Tout au beau noir apaisant : les jours sans soleil.
S'abstraire,
Chuchoter : "je somnole,
Rien ne me concerne plus
Que ma paix intérieure,
Que la montée et la descente de mon diaphragme,
Que l'ample geste intime de la respiration".
Parvenir à cela :
Se mettre en nonchaloir
Pour à la fin ne rouvrir les yeux que quand le métro,
Passant en hauteur, présente au loin un liseré si fin – les montagnes
Dans la brume matutinale –,
Ce tracé d'encre tellement peu marqué
Qu'on dirait presque une forme de nuage.
La Minute
分
À la gare d'Eifukucho
Qui mène à Shibuya,
Place où l'on traverse dans tous les sens
Mais en files diverses,
Tricotant une étoffe complexe et éphémère toutes les cinq minutes
Quand le gong du feu vert se met en branle,
Et qui se fige piétons dès qu'il passe au rouge
– Discipline rendant seule la circulation viable –
À la gare d'Eifukucho,
Je regarde sur une publicité la minute :
On dirait bien une danseuse,
Le corps triangulaire de la robe,
Les deux jambes, l'une s'arrondissant, l'autre sur une pointe.
La minute est une gamine de Degas.
Ah, valse, valse, petite minute,
Comme les jambes des piétons que je croiserai bientôt
Après le trajet en express,
Ah, valse, valse, petite minute
Dans le temps compacté
Des migrations pendulaires.
Us des corvidés locaux
Les corbeaux font un tel raffut
Sur notre toit,
Un tel tintouin :
Qu'est-ce qu'ils fabriquent ?
Au bruit là-haut, ça casse, coupe, griffe
– Sons d'éraflures serres sur la tôle –
Au-dessus de nos têtes.
Bâtissent-ils une boutique d'artisan ?
Chaussent-ils donc, en bois, des socques ?
L'explication sur le balcon dégringole :
Toc, toc, y atterrissent
Ouvertes et bien entamées
Les nèfles,
Noyaux, bout de peau, résidus en chair orange.
Tel, voici l'us :
Le toit, endroit pour bâfrer, notre balcon, poubelle ad hoc.
Bouh
Il pleuneige
Et là, dans le ciel gris pâle
L'édicule sur le toit – immeuble en face –
Construction carrée portant antennes, paraboles,
Par le carreau balayé de gifles
Prend une dégaine phare.
Il pleuneige.
Le saule pleureur d'hiver ne secoue plus,
Frémissante,
Sa chevelure, mais a un air minable,
Ridicule,
Genre putois pelé transpercé de tiges,
Bref, méconnaissable.
Il pleuneige, néanmoins
Quand on marche
Le sanctuaire sa profondeur accuse,
Traversé par, sautillements, une pie-grièche.
Il s'en dégage illuminés quelques oratoires,
Les arbres y creusant maintes niches d'ombre,
Luisent les toits verts.
Il pleuneige,
Les lotus morts tête affalée dans leur flotte gisent :
C'est plus la saison.
Des gens en couple, en famille viennent,
Furtifs, ablutions,
Cloche et claquements de main.
Il pleuneige
Et, comme le ciel,
Sur la terre
Juste une petite pérégrination sans fanfare.
Fuite
Cela se dissémine dans l’océan,
Mais c’est sans problème
Car toutes les frontières en sont soudain devenues étanches
Entre eaux territoriales et eaux internationales,
Entre eaux de la préfecture du nord et celle du sud,
Entre vase et eau,
Entre mollusques et piscidés,
Entre proies et prédateurs,
Entre espèces locales et migratrices,
Entre humain et animal.
Comme les cuves de la centrale, l’univers marin affiche à présent une totale imperméabilité.
Ce qui est atteint
Bousillés dans la zone : ce goût des petites choses,
Le tuyau en bambou qui
Selon la gravité d’un côté ou bien de l’autre penche
Une fois suffisamment d’eau à l’intérieur – fontaine alternative,
Toute la célébration des équinoxes.
Hébétude
Attaché à son atavique lopin,
L'habitant qu'on interroge :
Son soudain mutisme hurle.
Zone interdite
Le mot maison pour ceux qui y vivaient :
Quels tatamis perdus
Dans tout ce vide environnant ?