Créer un site internet

La Compagnie vous salue

 

La Compagnie vous salue, Lanskine, 2015, 94 pages

Pièce de théâtre 

contenant 6 oeuvres numériques d'après peintures originales de Delphine Collot D2L

 

                                                                                                                                                                                            Imgres 1

                                                                                                                                                                                                             

Et si l’usine « turpaïque » explose et que personne, que ce soit le gouvernement ou l’entreprise responsable, ne sait quoi faire ? La Compagnie vous salue raconte les péripéties de 7 personnages qui cherchent à échapper à cette catastrophe qui les dépasse. Cette pièce, très politique, interroge les enjeux écologiques et les risques créés par l'industrie moderne.

 

Acte II

 

Zone industrielle, un mur gris avec des affiches placardées dessus, dont un trombinoscope, et une bicoque de chantier.

 

Scene premiere

 

Mélanie, Hermine, Monsieur Berton, homme au masque

Groupe de gens, devant la bicoque de chantier, porte fermée avec une affiche de recrutement dessus.

 

Mélanie : Enfin, faudrait déjà savoir en quoi cela consiste.

Hermine : T'inquiète, ils nous le diront bien…

Monsieur Berton : Il paraît qu'il y a eu un problème au niveau de la direction.

Homme au masque : Moi j'y vais juste pour rejoindre les lieux, ça doit être facile de ramasser dans le coin.

Mélanie : Vous voulez profiter de la situation ?

Homme au masque : Et pourquoi pas ?

Monsieur Berton : C’est pas moral.

Homme au masque : Je ne vais pas faire d'effraction, seulement tout ce qui est à portée de main…

Hermine : Mais pourquoi vous n’y allez pas directement par vous-même ?

Homme au masque : Y a un check-point à l'entrée de la route principale, faut un badge. J'aurai le badge.

Melanie : Et vous en parlez comme ça à tout le monde?

Homme au masque : Parce que vous devriez faire pareil, moi je m'en tape, je suis déjà malade, mais ça me rend malade de vous voir vous sacrifier.

Monsieur Berton : On rattrape le coup.

Homme au masque : Ce n'est pas à vous de le faire.

Hermine : A qui alors ?

Homme au masque : Aux responsables.

Mélanie : Mais c'est qui les responsables ?

Monsieur Berton : C'est ce que je disais, il paraît qu'ils ont eu un problème au niveau de la direction.

Hermine : C'est seulement le PDG, pas le second.

Melanie : Qu'est-ce qui se passe avec le PDG ?

Homme au masque : Il est parti en congé.

Melanie : En vacances maintenant ? !

Homme au masque : Non, pas en vacances, en congé de latence.

Melanie : C'est quoi ce truc ?

Hermine : C'est pour assimiler les mauvaises nouvelles. Quand t'en prends une dans la caboche, t'as droit à un congé de latence.

Melanie : Et t'en fais quoi ?

Hermine : Ben t'assimiles la mauvaise nouvelle et ensuite tu peux redémarrer.

Melanie : C'est tout le pays qui devrait avoir un congé de latence !

Homme au masque : Je ne vous le fais pas dire ! Mais le PDG c'est lui qui était en première ligne, il a pris les décisions de sécurité, il a donné en toute connaissance de cause son aval pour la fabrication du mercanturiel. Paraît-il qu'il y avait des fissures détectées dès l'origine. On parle de malfaçon dans les articles spécialisés.

Monsieur Berton : Vous êtes renseigné, vous !

Homme au masque : Oui, enfin, ce qu'on trouve, 1 % de la vérité peut-être.

Monsieur Berton : Moi je préfère pas savoir, ça paye bien, je fais ça six mois, j'achète ma baraque et basta.

Hermine : S'ils vous laissent six mois…

Monsieur Berton : Vous voulez dire ?

Hermine : Ben si vous ne dépassez pas la dose.

Homme au masque : Ou si vous clamsez pas avant !

Monsieur Berton : Oh vous croyez ?

Homme au masque : Moi je m’en tape, je suis malade, j’y vais juste pour ramasser le blé et ce qui est à portée de main, afin d’assurer les études de mes filles. C’est du pain béni pour bibi cette affaire. De toute façon, je vais crever dans les huit mois. Le médecin m’a prescrit le max pour que je tienne six semaines debout au moins.

Monsieur Berton : Ils vous ont pris quand même ?

Homme au masque : Vous savez pas combien ils avaient de candidats pour les 1000 postes nécessaires au roulement des équipes ?

Monsieur Berton : Pas la totalité, c'est clair.

Homme au masque : 358 exactement. Ils n’ont pas pu chipoter, ils les ont tous pris à la pré-sélection. D'ailleurs je suis sûr que je ne suis pas le seul. Vous avez vu les autres sur le trombinoscope, là. Vous les trouvez honnêtes, braves et vaillants ?

Hermine : Y en a qui se sacrifient vraiment.

Homme au masque : Je dis pas.

 

 

Acte IV

 

Scène 4

 

Mélanie

Mélanie (elle revient, toujours avec la photo à la main, ton angoissé mais lent et rêveur) : Marco ! Mais qu'est-ce qui nous est arrivé ? Marco ! Je n'y comprends plus rien.

On était là tous les deux le long des sentiers, il y avait des toits bleuâtres dans le lointain, des roseaux penchant leur plumet au bord de chaque étang, quelques feuilles desséchées valdinguant au milieu des canards qui, dès qu'un chien joueur s'était approché trop près d'eux, s'envolaient pour poser plus loin leurs silhouettes dodues, toutes pattes dehors, contre la surface de l'eau ridée par le vent. Des vélos passaient en crissant. Des rollers. On allait se balader dans un nouveau parc chaque week-end. Poussant parfois jusqu'en forêt ou en bord de mer.

On connaissait nos voisins. On envisageait de se marier. Et puis boum, la grande catastrophe. Tous les gens ont brusquement changé de face. Certains sont partis en courant. D'autres ont passé leurs nerfs à leur hurler dessus que ce sont des traîtres. Certains sont restés. Les mêmes leur ont miaulé de partir en pleurant. Mon club de céramique s'est retrouvé dispersé aux quatre coins du pays et tes copains pour jouer aux cartes la semaine dernière n'ont pu te contacter qu'à travers des écrans.

Chacun est redevenu sérieux comme après une fête. On a tous la gueule de bois. Non, c'est encore plus pâteux dans la bouche. On ne sait pas ce que c'est, cette impression bizarre, ni quand ça finira.

A tout instant, on dirait des hallucinations. Des gens sont déguenillés, d'autres se promènent partout en tenues de cosmonautes. C'est un cauchemar ou un carnaval ? Est-ce cela qu'on appelle réalité ?

Aujourd'hui Varnion est déserte, livrée aux pillards. On ne peut plus s'y approvisionner. On ne sait pas comment on finira le mois, sans parler de l'année. Je n'ai pu contacter ma famille qu'hier. On a dû se réfugier dans le bistrot d'une petite ville voisine qu'on connaît mal, avec sa salle cradoque et en plus tu as disparu…

Mais, bon sang, t’es où ?

 

 

Scène 5

 

Mélanie, Homme au masque (en tenue de la société, avec un brassard coloré de la société, tenant un seau et au poignet la montre-compteur)

 

Mélanie : Monsieur, Monsieur !

Homme au masque (s'approchant et remettant comme à zéro sa montre-compteur, gêné) : Oui ?

Mélanie : J'ai eu qu'un panier repas, vous en auriez un deuxième pour mon copain ?

Homme au masque : Il est où ?

Mélanie : Il s'est absenté mais il aura faim ensuite.

Homme au masque : On ne donne de panier qu'en présentiel.

Mélanie : Il a disparu, il me faut pour lui un panier repas.

Homme au masque : On ne peut pas gâcher de l'alimentation pour des gens qui ne sont pas là.

Mélanie : Il a disparu, je suis enceinte, je voulais le lui annoncer, je le cherche partout en vain, vous croyez que c'est normal ?

Homme au masque (triturant sa montre) : Vous vous inquiétez pour des choses sans conséquence. Le panier repas d'un absent ! Il faut s'occuper d'ici et maintenant. Et surtout de vous-même.

Mélanie : Mais c'est ce que je fais !

Homme au masque (triturant sa montre et parlant soudain à voix basse) : Ecoutez, je ne devrais pas vous le dire, mais évitez d'urgence tous les aliments bleus.

Mélanie : Les aliments bleus ?!

Homme au masque : Chut… C'est un conseil. Surtout évitez de manger tout ce qui est bleu, que ce soit du ciel ou de la mer.

Mélanie : Mais… et si la mer est grise ou bien verte ?

Homme au masque : Pas de problème, juste les aliments bleus ! Votre ami a disparu d'un seul coup devant vous, c'est bien ça ?

Mélanie : Comme ça, exactement.

Homme au masque : Il a dû gober un bout de ciel sans s'en apercevoir. Quel est son métier ?

Mélanie : Il est parachutiste.

Homme au masque (tapant dans ses mains) : Eh ben voilà !

Mélanie : Mais… mais… il n’a pas disparu dans un saut. Il a disparu là, dans la salle à côté.

Homme au masque : Les effets sont à retardement. C'est comme une contamination, vous n’êtes pas malade pile à l'instant où vous chopez un virus. Vous vous désintégrez plus tard.

Mélanie : Vous dites qu'il s'est désintégré ?

Homme au masque (regardant autour de lui, inquiet) : Je n'ai jamais dit ça.

Mélanie : Mais vous m'avez dit…

Homme au masque (ton sec) : Telle que je vous vois, vous aussi vous allez gober un bout d'azur, évitez de bayer aux corneilles et de vous promener comme ça la bouche ouverte. Il faut la fermer. C'est une fleur que je vous fais de vous prévenir, vous n'imaginez pas sa couleur coquelicot.

Mélanie : Coquelicot ?

Homme au masque (partant et faisant un geste de silence index sur la bouche): Rouge. Danger.